Résumé:
Faut-il considérer que les jeux vidéo violents sont « tout aussi malsains que la pornographie enfantine », comme le suggère un parlementaire suisse ? Ou manifester sa désapprobation à leur encontre, comme le fait un présentateur TV : « les jeux violents provoquent l’addiction, l’agressivité et une diminution de l’empathie, une sorte d’indifférence à l’horreur » ? Ou encore, comme le fait une joueuse qui diffuse une de ses parties de jeu sur une plateforme de streaming, se dédouaner lorsque l’on abat un autre joueur dans une partie de jeu vidéo violent : « Il a dit « Sors pas ton arme, euh, sinon j’te tue », donc euh ben ma foi, légitime défense, j’suis désolée, hein » ? La recherche conduite dans ce travail prend pour objet l’expérience des jeux vidéo violents en Suisse, entre les années 1990 et aujourd’hui. Elle examine les différents rapports possibles à la pratique de tels jeux à l’aide des outils épistémologiques et méthodologiques de la sociologie pragmatiste. Premièrement, l’analyse se base sur des textes politico-parlementaires, qui se saisissent de cette pratique jugée problématique pour en proposer une régulation. À la fin des années 2000, l’Assemblée fédérale suisse accepte deux motions visant l’interdiction des jeux vidéo violents. L’acceptation des motions oblige le pouvoir exécutif national à élaborer un projet de loi. Ce dernier, prévu initialement en 2015, vient d’être présenté sous la forme de la Loi fédérale sur la protection des mineurs en matière de films et de jeux vidéo (LPMFJ), censée réguler les « contenus problématiques ». Deuxièmement, le travail analyse comment des textes médiatiques proposent une mise en forme et une mise en sens de la « problématicité » de la pratique des jeux vidéo violents. D’une part, ils relaient la manière dont des hommes et des femmes politiques se saisissent de la question. D’autre part, ils parviennent à rendre la situation intelligible et identifiable à des personnes extérieures à cet univers, soit principalement à un public d’adultes. Troisièmement, la thèse décrit différentes strates de la performance vidéoludique et scénique d’une joueuse suisse romande qui diffuse ses parties de jeu vidéo (violent) sur une plateforme de streaming. La description de ses activités permet de saisir le fragile compagnonnage qui s’installe entre la streameuse et son public, ainsi que le travail de face effectué pour maintenir le caractère ludique de la situation. En spécifiant chacune de ces expériences, la thèse met au jour la large palette des différentes positions possibles de « spectateur » que les pratiques du jeu vidéo violent instituent. Il en ressort que dans les trois cas de figure, la violence constitue une préoccupation. Dans les trois cas de figure, des spectateurs s’alarment de la violence des pratiques vidéoludiques et s’interrogent sur ce qu’il convient de faire. L’analyse empirique indique que ces inquiétudes et ces interrogations peinent toutefois à donner forme à un public politique, prêt à se mobiliser pour réguler le problème. In fine, le travail permet de saisir comment la société suisse s’« expérience » : ni l’expérience collective de problèmes, ni les interrogations qui leurs sont liées, ne garantissent la mise en place d’actions politiques fortes.