Résumé:
Dans un rapport consacré à la politique du handicap psychique des années 1960 aux années 1970, le sociologue Henckes constate que le « pouvoir fédérateur » et la « force imaginante » du secteur psychiatrique « tiennent avant tout à ce qu’il est un cadre relativement lâche dont une diversité d’acteurs peuvent se saisir simultanément en y projetant des choses différentes : plus qu’un projet cohérent le secteur est un mot d’ordre. » (Henckes, 2011, p. 92). Il en va de même avec le rétablissement qui, loin d’être un concept ou même une notion bien définis, forme une « nébuleuse notionnelle dans laquelle scintillent des mots-vedettes tels, entre autres, l’espoir, la réduction des symptômes, l’empowerment, la résilience, la responsabilisation, l’acceptation, la rémission, le sens de la vie et le mieux-être » (Gagné, 2014). Le rétablissement propose davantage des valeurs et de grands principes qu’une manière de faire précise.
Les acteurs-clés de l’importation du rétablissement en Suisse romande – qui s’est faite dès le début des années 2000 – insistent sur les notions d’espoir et d’empowerment, la symétrisation des relations soignants-patients et la déstigmatisation des maladies mentales. Ils voient dans le rétablissement un concept unificateur, la possibilité d’un langage commun par-delà des orientations thérapeutiques (TCC, psychanalyse, systémique), mais aussi par-delà les « places » occupées dans le système psychiatrique (association, infirmier, patient, proche, psychiatre). Pour eux, le rétablissement permet à la fois de donner une direction aux changements à apporter pour une psychiatrie « basée sur le rétablissement », tout en permettant de rassembler un grand nombre d’acteurs, puisque chacun peut l’adapter à son contexte.
Les entretiens que j’ai menés avec ces acteurs laissent toutefois entrevoir deux écueils au rétablissement comme langage commun. D’une part, nous verrons que la distinction – pour ne pas dire la « bataille » - entre TCC et psychanalyse ne disparaît pas complètement avec le rétablissement. D’autre part, le fait que le rétablissement est suffisamment flou pour ouvrir la possibilité d’un langage commun et être réapproprié par un grand nombre de personnes constitue à la fois sa force et sa faiblesse, risquant d’en faire une notion « fourre-tout » qui, de par sa trop grande hétérogénéité, devienne inutilisable et inopérante dans la clinique.
Enfin, pour qu’il ait un impact concret, le rétablissement est promu comme concept organisateur des soins, et est mis au cœur de politiques publiques. Dans le canton de Vaud, en 2013, est créée la filière de psychiatrie adulte « basée sur le rétablissement ». La filière a pour but de rassembler, sous un même cadre légal et administratif, des institutions d’hébergement psychiatrique du domaine de la santé et du social. Le rétablissement est alors vu comme « la » solution, permettant un langage commun entre les travailleurs sociaux et les infirmiers en psychiatrie. Cette institutionnalisation du rétablissement soulève toutefois deux problématiques.
D’une part, cela entraîne ce que j’appellerai la « sur-opérationnalisation » du rétablissement : du rétablissement comme ensemble de propositions cognitives et axiologiques, qui donne une direction, de grandes valeurs, dans lesquelles inscrire à la fois ses pratiques mais aussi sa réflexion, on passe à un rétablissement-marche à suivre, une liste d’éléments qui doivent impérativement être mis en place au sein de l’institution. D’autre part, il est étonnant de constater que les usagers de la psychiatrie ou les associations de défense d’usagers n’ont pas été intégrés directement dans la constitution de la filière. Or, vouloir « faire du rétablissement » sans les intégrer pleinement est quelque peu contradictoire.
Cette forme d’institutionnalisation fait donc perdre au rétablissement ce qui en est le coeur, notamment la réflexion autour des rapports de pouvoir entre soignants et soignés, l’attention à la parole des personnes qui souffrent de troubles psychiques, considérées comme celles qui « savent le mieux » ce qui est bon pour elles et ce qu’il faut mettre en place pour les aider à se rétablir. On est alors en droit de se demander si le rétablissement tel qu’il est mis en œuvre transforme réellement les pratiques, ou s’il se contente de donner un nouveau nom à des pratiques anciennes.