Summary:
La transition numérique et la dématérialisation des démarches administratives, en cours depuis une vingtaine d’années, a été accélérée par la crise socio-sanitaire liée à la COVID-19. Cette place croissante du numérique, observable dans les différents domaines d’activité du travail social, l’est notamment dans celui de l’insertion socio-professionnelle : outre l’utilisation généralisée de logiciels permettant de suivre numériquement les dossiers des bénéficiaires, de nombreuses démarches pour accéder à des prestations ou des droits se réalisent en ligne, y compris en remplacement des procédures « papier » ou physiques. Cette évolution soulève de nombreux enjeux, tant pour les professionnel·le·s que pour les bénéficiaires, qui se voient imposer une « obligation de maîtrise » des dispositifs numériques (Mazet, 2017, p. 45), s’ajoutant à une obligation d’équipement. Malgré l’actualité de la thématique et l’importance des problématiques en jeu, rares sont les études empiriques consacrées à ce sujet, particulièrement en Suisse. Notre recherche exploratoire vise à combler ces lacunes en matière de compréhension des effets du numérique dans le domaine de l’insertion socio-professionnelle. En s’appuyant sur une méthodologie mixte, combinant un questionnaire en ligne adressé à tou·te·s les professionnel·le·s de l’insertion en Suisse au début de l’année 2022 (514 questionnaires intégralement complétés), et deux entretiens collectifs (focus groups) avec des professionnel·le·s de « 1ère ligne » (en contact direct et régulier avec les bénéficiaires) et des cadres (quel que soit leur niveau hiérarchique), notre enquête a permis de saisir de manière originale différents aspects de la numérisation.
Notre analyse porte sur les représentations et pratiques émergentes liées au numérique, et les tensions qu’elles génèrent pour les professionnel·le·s. Pour éclairer ces enjeux, nous présentons dans un premier temps une typologie qui articule, pour les deux catégories de professionnel·le·s susmentionnées, représentations du numérique, motivations à travailler dans le domaine de l’insertion et conceptions de ce dernier. Cette typologie, élaborée de façon empirique à partir d’une analyse en clusters effectuée sur plusieurs échelles synthétiques, se distingue des typologies existantes par la mise en relation de la thématique du numérique avec celle de la conception de l’activité et du rapport à celle-ci. Elle distingue quatre types de professionnel·le·s de l’insertion à partir de deux principes de différenciation donnant lieu chacun à un clivage. Le premier clivage se rapporte à la conception de l’activité de l’insertion et oppose les professionnel·le·s priorisant les bénéficiaires et leurs relations avec ces dernier·e·s (les « aidants ») aux professionnel·le·s donnant la priorité aux aspects techniques du métier (les « techniciens »). L’opposition de ces deux types de professionnel·le·s est non seulement liée à leur conception de l’activité mais aussi à leurs caractéristiques socio-démographiques et à leur place dans la hiérarchie. Le second clivage porte sur le rapport au numérique et divise les professionnel·le·s entre celles et ceux qui considèrent que celui-ci a des conséquences principalement positives sur leur activité (le numérique comme facilitateur de l’activité) et celles et ceux qui estiment qu’il a, avant tout, des conséquences négatives (le numérique comme frein ou entrave à l’activité). À nouveau, l’opposition entre ces deux groupes de professionnel·le·s s’étend à d’autres caractéristiques professionnelles et socio-démographiques. L’articulation de ces deux clivages permet de distinguer quatre types de professionnel·le·s : les aidants optimistes/empêchés et les techniciens optimistes/empêchés.
Sur la base de cette typologie, nous proposons dans un second temps une cartographie et une lecture des pratiques émergentes de médiation numérique – soit une diversité d’actions visant à « accompagner, dans le cadre d’environnements et de structures fort variés, les publics peu à l’aise avec la manipulation de l’informatique connectée », afin de « soutenir les individus vers l’autonomie dans la compréhension et les usages des technologies, services et médias numériques » (Granjon, 2022, p. 131). En effet, chacun des quatre types de professionne·le·s distingué par notre typologie résout de façon différente l’épreuve que constitue le rapport imposé au numérique dans la relation d’accompagnement en offrant une forme spécifique d’assistance aux bénéficiaires. L’absence de reconnaissance institutionnelle de certaines de ces pratiques peut générer chez les professionnel·le·s une tension entre éthique et morale, au sens de P. Ricoeur (1999), c’est-à-dire entre « ce qui est estimé bon » pour les bénéficiaires et « ce qui s’impose comme obligatoire » (Svandra, 2016, p. 21) en matière de règles à suivre au sein de son organisation. C’est notamment le cas pour les « aidants empêchés » qui ont plus de chance que les autres types de professionnel·le·s d’expérimenter une tension entre la volonté d’aider un·e bénéficiaire en faisant des démarches en ligne à sa place, même si ce n’est pas prévu et validé par la hiérarchie, et la nécessité de respecter le mandat qui lui est confié et qui ne prévoit généralement pas cet accompagnement spécifique au numérique.
Le croisement, chez les professionnel·le·s de l’insertion, de leur rapport à l’activité et au numérique, nous a permis de construire une typologie en distinguant quatre types correspondant à autant de formes distinctes de médiation numérique. À chacune peut également être associée une modalité particulière et principale de résolution des dilemmes éthiques qui surgissent dans l’accomplissement de l’activité concrète.